Société
Sophie Audugé : « Aujourd’hui, la violence est visible dès la maternelle »

Le baromètre que vous avez publié à la rentrée avec l'Ifop montre que 48% des parents interrogés déclarent que leur enfant a subi une violence au cours de l'année. Pourquoi avez-vous choisi de donner la parole aux parents à ce sujet et comment avez-vous réagi en découvrant ces chiffres ?
Nous avons bien entendu été sidérés par ces chiffres. Dans le cadre de notre étude, nous avons distingué cinq typologies de violence. La première, c'est l’agression verbale, puis viennent les agressions physiques, les dégradations de biens et les situations de harcèlement ou d’agressions sexuelles. Ces situations sont différentes. Une agression, verbale par exemple, peut très bien se produire sans avoir le caractère répétitif du harcèlement.
Nous savions déjà qu'il y a une violence endémique à l'école, grâce aux informations de terrain qui remontaient jusqu'à nous. Nous savions également que les violences sont de plus en plus graves, de plus en plus nombreuses et qu'elles commencent de plus en plus tôt. Ce qui nous a alarmés en revanche, c'est le résultat qui dit qu'un enfant sur deux a subi une violence au cours de l'année. Ce chiffre signifie que la violence a été banalisée dans l'institution scolaire tout comme elle a été banalisée dans la société. Nous savons aussi que les chiffres sont sans doute un peu sous-estimés étant donné que ne peuvent exprimer cela que les parents qui ont été informés par leur enfant. Certains enfants n'en parlent pas.
Lorsque nous nous intéressons aux chiffres dans le détail, nous nous rendons compte que dans les Réseaux d'éducation prioritaire (REP) cela concerne en fait deux enfants sur trois. Globalement, les violences en REP sont deux fois plus importantes qu'ailleurs, mais elles peuvent atteindre une proportion cinq fois plus importante sur certains items. 49% des parents interrogés et dont les enfants sont en REP ont affirmé que leur enfant avait subi une agression sexuelle contre 9% des parents dont les enfants étudient hors REP.
Certains critiqueront ces chiffres en disant que les parents exagèrent toujours notamment quand il s’agit de dire que leur enfant est violenté par d’autres élèves. Cette objection n'est pas entendable pour nous. Elle l’est d’autant moins depuis le drame de Lindsay, qui a brisé le cœur de tous les Français. Cette enfant a été harcelée, elle l'a dit à ses parents, ses parents l'ont entendue et ont été exemplaires du point de vue de la procédure, ils ont fait tout ce qu'ils devaient faire. Malgré cela, Lindsay a eu le sentiment qu'aucun adulte ne pouvait la protéger ou apaiser la souffrance qu'elle avait vécue. Ce drame est une leçon pour tous, le cri qu’un enfant désespéré a adressé aux adultes. Malheureusement, ce cri n'a pas été suffisamment entendu. C'est pour cette raison que le thème de la violence et du harcèlement s'est tout de suite imposé lorsque nous avons préparé cette nouvelle édition de notre baromètre et que nous avons décidé de donner la parole aux parents sur les violences subies par leur enfant dans l’année scolaire 2022/2023.
Pour quelles raisons le nombre de violences est-il si important ?
Est-ce que les enfants sont violents ? La réponse est oui, l’homme est un animal pour l’homme. Les pulsions du petit enfant sont des pulsions qui le poussent à se battre, à conquérir un territoire et à prendre les choses qui sont à sa portée. L'école est un environnement qui d’un point de vue pulsionnel stimule les comportements violents. Le rôle de l’institution est d’aider l’enfant à gérer ses émotions, à se retenir et donc à inhiber ses pulsions primitives.
Si la violence s'exprime aujourd'hui de cette manière, c'est parce qu’au sein de l’école, l’institution l’a laissée prospérer. Les sanctions ne sont pas appliquées et les élèves violents évoluent dans le système scolaire en toute impunité.
Cela s'accompagne d'un déni de réalité collectif du corps enseignant qui met un voile sur ces situations de violence quotidienne. En 2019 déjà, le rapport Erwan Balanant témoignait de manière explicite du fait que le corps enseignant ne sait pas réagir aux situations de harcèlement ou de violences intra-scolaires. Or, le seul moyen d'aider un enfant à s'en sortir lorsqu'il a subi une violence est de ne surtout pas sous-estimer ou nier cette violence.
Collectivement, ce n’est pas ce qu’il se passe. Lorsqu'un enfant se plaint d’une brimade, d’une injure... nous essayons de temporiser, de dire que ce n’est peut-être pas si grave, que son agresseur ne voulait pas lui faire du mal, qu’il était énervé…On a du mal à dire « tu as raison il a été méchant et ce qu’il a fait il n’avait pas à le faire ». En réalité, la question n'est pas de savoir si le bourreau a le sentiment d'avoir fait quelque chose de grave. La question est de savoir comment celui qui est victime de cette violence l'a vécue. Mais cela n'intéresse malheureusement pas grand monde jusqu’à ce que se produisent les drames que nous vivons aujourd'hui et qu’un enfant ne nous rappelle le réel et le juste. Ce sont les effets désastreux d’une politique générale du pas de vague, de la poussière mise sous le tapis.
Par exemple, le ministre de l'Éducation nationale Gabriel Attal a déclaré que le jeune Nicolas, qui s'est suicidé le jour de la rentrée, était effectivement harcelé l’année précédente, que cela a donné lieu au choix de ses parents de le changer d’établissement, et que se pose la question du lien entre le suicide et le harcèlement. Le seul fait de poser la question est indécent. Quand bien même il n'y aurait pas lien direct, il est évident que son état psychologique a été profondément marqué et que cet enfant n'était pas en condition de supporter d’autres difficultés ou d’être confronté à des souvenirs ou situations réactivant son traumatisme.
L'école, dans ce qui était à l'origine l'éducation morale, enseignée à nos parents et à nos grands-parents, inculquait le respect de l'autre, des parents, de l'institution scolaire et des plus faibles. Tout cela a complètement disparu. L'esprit communautaire actuel coûte très cher aux plus faibles. Les enfants harcelés ne sont pas ceux qui font partie des minorités défendues actuellement. Ce sont souvent de bons élèves. Or, nous voyons peu d'associations de bons élèves aller sur les plateaux de télé pour demander des circulaires destinées à les protéger du harcèlement. Il le faudrait pourtant, ce sont eux les plus touchés.
Notre jeunesse se déshumanise en évoluant dans une société hyper violente où l'impunité règne. Ce qui se diffuse sur les réseaux sociaux, dans les jeux vidéo, dans les séries ou les films y contribue évidemment. L'hyperviolence se combine à l'hypersexualisation et nous observons une explosion des agressions sexuelles dont nous ne sommes qu'au début. Les jeunes générations biberonnées à ces contenus n'ont plus aucune idée de ce qu'est un être humain et de comment on se comporte entre personnes civilisées.
Quelles mesures préconiseriez-vous afin d'endiguer la violence en milieu scolaire ?
Aujourd'hui, la violence est visible dès la maternelle. Selon nous, l’une des premières actions à mener est d'instaurer la tolérance zéro dès les premières classes. Les adultes doivent être extrêmement vigilants pour n’autoriser aucune forme de violence quelle que soit sa nature.
Des sanctions claires doivent être appliquées à l'encontre des enfants auteurs de violences et leurs parents doivent être responsabilisés à ce sujet. Nous avons aussi demandé que les téléphones portables soient interdits dans tous les établissements scolaires, même au lycée où il n'y a aucune raison qu'ils soient autorisés. Au collège, le téléphone portable est interdit, mais les sanctions ne sont pas appliquées.
Ensuite, il y a évidemment des mesures éducatives qui doivent être mises en place crescendo. Nous ne pouvons pas balayer une mesure qui paraît essentielle : la prise en charge de l'enfant violent dans une structure éloignée du domicile et dans laquelle l'enfant serait pris en charge toute la semaine dans un cadre éducatif fait pour le réhabiliter à l'humanité. Nous savons que les pédopsychiatres qui prennent en charge des enfants très violents, à l'instar de Maurice Berger, sont troublés par leur absence d'humanité et de remords.
Il faut également lever le voile sur le critère de climat social qui pénalise certains établissements scolaires et qui contribue au manque de transparence quant aux violences en milieu scolaire. Dans notre baromètre, nous avons aussi constaté que 96% des parents, d'une manière totalement transpartisane, demandent le retour des sanctions et l'application du règlement intérieur.
Cent pour cent des moyens humains et financiers de l'éducation nationale doivent être consacrés à instruire et à sécuriser. Le reste n'a pas sa place à l'école, eu égard à l'état de l'institution scolaire. Il ne s'agit pas de fournir davantage de moyens ou de personnel, il y en a suffisamment, mais de reconfigurer l'institution scolaire.
Que penser des mesures de responsabilisation des élèves ?
Ce sont des mesures qui demandent aux enfants de faire le boulot des adultes. Ce ne sera jamais à un enfant de protéger les autres enfants. Cela témoigne d'une inversion des valeurs extrêmement grave puisque nous considérons que les mineurs doivent être responsabilisés sur ce qu'il leur arrive. Un enfant va à l'école pour apprendre et se faire des amis, il n'a rien d'autre à y faire.
Il faut qu'il y ait un réel problème de place des uns et des autres pour parvenir à de telles mesures. C'est aux adultes de protéger les enfants et le fait que nous ne soyons même plus capables de nous en rendre compte révèle que nous souffrons d'une profonde perte de repères. Un enfant qui passe la porte de l'école doit être sûr que les adultes le protègent et sécurisent l'espace.
Lorsque des enfants sont violentés à la maison, l'école représente pour eux un temps d'apaisement. Mais, aujourd'hui, nous avons tellement de difficultés à gérer les violences à l'école que nous demandons aux enfants de le faire. Nous marchons sur la tête ! Face à un tel marasme on voit mal comment un enfant victime de violence intra familiale trouverait dans l’école l’espace et les conditions d’écoute pour qu’il puisse s’en ouvrir et être protégé.
La mise en place de l'uniforme dans les établissements scolaires pourrait-elle contribuer à endiguer le harcèlement ?
L'uniforme est un symbole fort de la restauration de l'autorité des enseignants par l'institution mais il n'en reste pas moins qu’un symbole. Il faut que le reste suive. Que l’autorité de l’institution, des enseignants et des savoirs soit intégralement restaurée. L’uniforme est aussi intéressant puisqu’il met tout le monde sur le même pied d'égalité et crée un effet de corps, mais ne soyons pas dupes, les élèves qui veulent se distinguer des autres en rejetant les valeurs de la République française continueront à le faire si d’autres réformes structurelles n'accompagnent pas ce retour de l’uniforme. Gardons en tête que nous ne pouvons pas tout demander à l’école et que l’école ne peut pas tout demander à l’uniforme.
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